jeudi, octobre 12, 2006

L'exemple britannique

La lutte contre l’immobilisme. Désormais, on retrouve le même mantra au Parti québécois. Lors de l’élection partielle du 14 août, en guise de discours victorieux, André Boisclair a asséné à son auditoire un laïus connu chez les libéraux, à savoir que « seule » une économie libérée de l’immobilisme peut amener la richesse pour tous. Les paroles ont probablement été cogitées par l’Institut économique de Montréal (IEDM), celui-ci ayant désormais l’un des siens pour conseiller le chef du PQ en économie, répondant au nom de Daniel Audet. Nul doute sur la construction de la plate-forme économique du Parti québécois : elle va ressembler étrangement à celle des deux autres partis libéraux. Si ce n’était de la question nationale, nous aurions vraisemblablement un parlementarisme bien anglo-saxon, à savoir un semblant de débat au sein d’un parti unique bicéphale ou encore tricéphale au Québec, avant la disparition annoncée de l’ADQ lors des prochaines élections.

Au Parti libéral du Québec, l’aile jeunesse a sonné la charge contre l’immobilisme lors de son dernier congrès, allant même d’une proposition des plus inquiétantes, une loi de la déréglementation généralisée. La « Charte des grands projets », ayant pour fin de contrecarrer toute forme d’opposition populaire aux promoteurs, a été la pièce maîtresse de ce congrès. Il ne faut pas s’étonner de l’agressivité militante des jeunes libéraux : les positions néo-libérales proviennent de la formation économique de ces jeunes patrons en devenir. Sous la houlette de Simon Bégin, l’élève studieux de Réjean Breton1, le sympathique prof freak anti-syndicaliste de l’Université Laval, les jeunes libéraux se sont mêmes démarqués par leur absence de pragmatisme politique. Ils sont allé jusqu’à créer une gêne chez leurs aînés, par cette charte et par d’autres positions passées, telle l’abolition de la clause Rand dans les lois du travail l’an dernier, de façon à ébranler de façon définitive les acquis des travailleurs syndiqués. Sans aucun doute, les jeunes libéraux connaissent leur évangile de la création de la richesse.

C’est ainsi que se mesure toute l’influence du thinks tank en politique active, lorsque l’IEDM arrive à voir ses positions défendues par les trois partis politiques représentés à l’Assemblée nationale. Nos pires craintes d’une destruction hâtive du tissu social, à la suite de la prise du pouvoir par le PLQ en 2003, ne se sont peut-être pas matérialisées, mais nous ne perdons rien pour attendre. Peu importe un second mandat du PLQ ou un premier mandat du PQ, l’exemple anglais nous rappelle l’éventuel établissement de ce qu’on pourrait appeler le néo-libéralisme « réel », le paradis des investisseurs établi enfin en Occident. Il a fallu un second mandat des conservateurs en Grande-Bretagne, dans des conditions favorisées par les médias et les conditions économiques de l’époque, pour y voir surgir une société désormais vouée à l’enrichissement des quelques plus riches au détriment de tous, pour le bien-être commun...
Un rappel est utile ici, afin de démontrer la dangerosité de laisser les thinks tank manipuler l’opinion comme l’IEDM le fait, par l’entremise des ses membres et anciens collaborateurs disséminés à travers la scène publique.

Le premier de ces instituts d’économistes néo-libéraux anglais a été l’Institute of Economic Affairs, fondé en 1955 à la suite du progrès des idées keynésiennes au sein de l’establishment britannique. Ses membres étaient issus de la Société du Mont-Pelerin, la création de Friedrich von Hayek. L’objectif premier de l’IEA a été la « destruction à tout jamais du socialisme » (selon l’expression d’un de ses fondateurs, Arthur Seldon) et de « ramener l’influence des syndicats et du travaillisme à une pluralité de façade »; il a fallu attendre au moins une vingtaine d’années à l’IEA afin de pouvoir mettre en pratique les idées prêchées dans le désert. Il faut souligner qu’outre le socialisme, les politiques économiques inspirées de la pensée de John Maynard Keynes et le consensus autour de l’interventionnisme sont concrètement les édifices à abattre. L’IEA, par un réseau d’influence au sein du Parti conservateur et dans les grands quotidiens, s’est employé à vulgariser la pensée d’Hayek et a pu obtenir, dès le début des années 70, une assise relativement acceptée dans le paysage politique. Cependant, le contexte économique n’était pas favorable à la contestation contre l’interventionnisme et, en dehors du milieu des affaires et de la droite, les idées néo-libérales n’ont pas eu beaucoup d’échos. Dans le milieu universitaire, les idées d’Hayek n’ont aucun appui, tant elles sont issues d’une conception erronée : l’Angleterre de « l’âge d’or » imaginée par Hayek, soit avant la légalisation des syndicats par le gouvernement en 1906, n’a aucun fondement historique.

Suite à la défaite électorale de 1974 devant les travaillistes, les conservateurs ont vu émerger de leurs rangs les partisans du néo-libéralisme, dans le contexte des premiers ratés du keynésianisme. C’était le début de la longue de période de stagnation économique qui perdure jusqu’à aujourd’hui. L’arrivée à l’avant-scène de Margaret Thatcher et de sa suite de politiciens néo-libéraux a permis également la constitution du Centre for political studies, créé en complémentarité avec l’IEA. Le CPS, mené directement par Thatcher et Keith Joseph, son mentor intellectuel, a permis d’articuler en termes politiques la pensée de l’IEA et a constitué la plate-forme économique du Parti conservateur. Il a bénéficié largement du relais médiatique, dans un contexte où les travaillistes ont eu de graves difficultés à diriger le pays soumis à la stagflation (stagnation plus inflation) et à des grèves répétées. Les solutions économiques du CPS, rapportées par les médias et le réseau d’influence affairiste et devenues ainsi « respectables », ont amené la petite bourgeoisie, la classe d’où proviennent les politiciens comme Thatcher, à renier le consensus keynésien de l’après-guerre au profit du néo-libéralisme. Cette classe sociale a permis le retour des conservateurs en 1979, devant la déroute travailliste devant les grèves, notamment celles des mineurs, et l’insatisfaction généralisée et encouragée par les médias privés.

À l’arrivée au pouvoir de Thatcher, aucun doute ne subsistait quant à la proximité des thinks tanks auprès de son gouvernement. Dans son premier mandat, les résultats du redressement économique a permis une certaine autosatisfaction, en dépit du caractère anti-démocratique des politiques anti-syndicales imaginées par le CPS et appliquées de façon intégrale. Il faudra attendre le second mandat, lorsque Thatcher a écarté la tendance conservatrice traditionnelle de son cabinet au profit de la tendance néo-libérale, pour voir de façon nette l’idéologie au pouvoir. Tous les conseillers du cabinet Thatcher étant issus de l’IEA et du CPS, l’appareil d’État n’a eu autre choix que de se plier aux politiques conçues parfois même directement au CPS. Au dire des membres de ce thinks tanks, les idées apparaissant les plus controversées la veille se retrouvaient discutées au cabinet du Premier ministre le lendemain et adoptées pratiquement tel quel. Un des collaborateurs les plus proches de Thatcher durant ces années, Alan Walters, provenait du CPS et était directement payé par celui-ci et par le British United Industrialists, le principal lobby patronal en Grande-Bretagne. À titre indicatif, c’est durant son second mandat que Margaret Thatcher a lancé son fameux mot d’ordre : « Il n’y a pas de société, il n’y a que des individus ». Cette petite phrase contient en elle toute l’orientation idéologique de la « Dame de fer » et de son équipe d’idéologues.

Le bilan des années Thatcher a été très lourd pour les humbles en Grande-Bretagne : privatisation tout azimut, larges coupures des services publics, soutien social amenuisé, appauvrissement des travailleurs et paupérisation galopante. L’origine du phénomène des « working poors » est britannique, où des milliers de travailleurs n’ont aucun espoir d’améliorer leur sort malgré le fait d’être salariés. Pourtant, le paradis du néo-libéralisme, malgré son inhumanité, a exporté ses recettes, par le biais des réseaux de thinks tanks disséminés en Occident. Anthony Fisher, un riche homme d’affaires convaincu des idées de Hayek, a personnellement mené à la création d’instituts semblables à travers les pays occidentaux et plus tard en Europe de l’Est, à travers l’International Centre for economic policy studies et l’Atlas Foundation. On lui doit notamment la création du Fraser Institute à Vancouver, et lui-même va générer « notre » IEDM. Partout, la recette dont on a fait pâtir les Britanniques est relayée par nombre de journalistes et de collaborateurs de ces instituts, afin de vendre l’inévitabilité de la « réforme » économique, dont l’origine provient de l’expérience des années Thatcher.

Nous voyons quotidiennement les prémisses de l’implantation idéologique du néo-libéralisme. Relayée autant par des columnistes comme Alain Dubuc, des chroniqueurs réguliers de l’IEDM comme Nathalie Elgraby (partisane de l’abolition du salaire minimum au Québec, afin de réduire le chômage2…), un président du CPQ et un ministre fédéral issu des rangs de l’IEDM (Michel Kelly-Gagnon et Maxime Bernier), un député indépendant démagogue et libertarien comme André Arthur, etc., la pensée de Hayek n’a plus beaucoup de temps à attendre son application politique visant à transformer le Québec en un autre paradis de l’investissement. Et à leur tour, les Québécois seront divisés en trois catégories, comme en Grande-Bretagne et ailleurs : la petite minorité des très riches, de laquelle les deux autres groupes majoritaires, les travailleurs précaires et les très pauvres, devront attendre la richesse créée, provenant du phénomène de l’écoulement décrit par les néo-libéraux, les miettes de tables en somme.

« L’idéal est un monde sans syndicat, où chacun se soumettrait aux coups de la main invisible du marché, acceptant un ordre naturel dans lequel les entrepreneurs jouiraient de la reconnaissance de tous. »-Friedrich von Hayek

1 Rappelons à nos mémoires les titres constituant l’œuvre de ce sinistre individu, Les monopoles syndicaux dans nos écoles et dans nos villes (1999) et Le National-Syndicalisme (2001), aux éditions Varia, de même que ses passages à TQS et CHOI-FM pour délirer sur le grand complot syndicalo-péquiste…
2 Nathalie Elgrably, Les effets pervers du salaire minimum, Le Journal de Montréal, p. 24, 03 mai 2006 (http://www.iedm.org/main/show_editorials_fr.php?editorials_id=399 )